Katy Remy
Ecrivain et beaucoup d'autres activités
JLettre à un amateur
Cher ami,
Je vous regarde avec admiration depuis que vous m'avez accueillie siphon en main, capable de réaliser des spaghettis de gaspacho, tandis qu'au contraire, la nage de veau marengo refroidissait sur un lit de glace. Vous étiez si beau, le regard fixé sur vos cadrans, en attente d'une sonnerie. Sur la table le métronome bat la mesure et vous calez vos gestes sur son tempo, vous n'avez aucune latitude depuis que ce matin vous avez ouvert votre carnet pour dessiner sur la page de gauche le projet de votre œuvre et calculé sur celle de droite les proportions, choisissant les méthodes, n'écoutant en votre for intérieur que la voix rassurante d'Hervé This et les injonctions de Maître Marx. Recomposer, inverser, votre cuisine s'ingénie à débouter nos habitudes. La gastronomie moléculaire ne nous affame pas, elle nous implose. Nous perdons le sens des mots. La chantilly n'est plus une crème mais un corps gras confondu par la pression où l'air occupe tout l'espace, les aliments décomposés rendent de nouveaux services, on leur soustrait un peu de lipides, on les assassine en les étouffant, on leur insuffle des protéines, on les blesse pour qu'ils saignent, on agite leurs humeurs, on les fragilise. On les fait pleurer et leurs larmes agrémentent d'autres saveurs. Vous jouez à refaire le monde palatal. Ce que ni la Chine de Mao, ni l'URSS de Staline n'avaient réussi, c'est à dire faire craquer la culture gustative des peuples, vous y parvenez. Même si au cours du temps les choses insensiblement se modifient, nous le savons, si les transhumances accentuent les rivalités ou associent les produits, eh ! bien dans l'éprouvette de nos nouveaux chefs des assemblages improbables se mettent à vivre. Non seulement les vaches n'ont plus de cornes, mais les poules pondent en carré parce que c'est plus facile à empiler.
Nature morte.
Sans la tête, s'il vous plaît. Non, videz-le moi, mais laissez le gésier et le foie. Je veux bien que vous le découpiez en morceaux.
Tête tranchée, le coq s'échappe des mains, fuyant sans but : il n'est que de traverser la cour pour le ramasser, l'ébouillanter, le plumer et le griller au-dessus de la flamme pour parfaire l'opération. L'odeur est âcre. Plaisante à l'enfant. Plus tard, évocatrice de martyrs, ongles et cheveux, elle sera insupportable. Gravement, on peut commencer à le déshabiller. Beaucoup de graisse sous la peau, qui entrave le travail du couteau.